Soubassements d’un parc
L’attitude de cet homme plonge dans l’expectative. Son monologue dure depuis cinq minutes maintenant et un petit attroupement se forme autour de lui. Le vent n’agite plus le parc, et cela dissémine une grave étrangeté. Ce qu’il y a de singulier dans cette prise de parole, ce n’est pas tant le hurlement qui s’agace dans sa gorge que les rimes qui s’étiolent progressivement avant de retomber lorsqu’il reprend son souffle. Certains se figurent un prêtre vindicatif qui ne sait finir ses tirades sans une lamentation pathétique, sur son promontoire de gazon. De nos jours, apostrophant la tragédie du langage, un soupire imperceptible insinue la complainte de nos phrases déçues d’elles mêmes, et l’on se contente souvent de les finir par mais bon, voilà, quoi, enfin et autres combinaisons, enfin voilà quoi, du silence soupiré d’une adulterie aux redondances désabusées de la jeunesse entendus comme des appuis illocutoires. Mais ces vocalises de l’orateur au front plié de mots naissent dans un parc du centre-ville avec une sourde vérité ; elle attise le goût du tapage qui se profile. D’ailleurs, d’un raclement circulaire de l’œil, on peut correctement déceler la petite inclinaison de mâchoire des gens qui salivent. Raides comme des piquets, plusieurs personnes appuient leur poing contre leur menton et se grattent la cuisse avec la main libre. D’autres synchronicités encore ondoient entre les plis de corps des spectateurs, gesticulations induites par les contagions du lieu. Une punk et son labrador passent à quelques centimètres de lui avec désinvolture, pendant qu’un jeune chat blanc assis sur un toit avance le cou vers l’agrégat humain, animant un étonnement avec ses yeux de bille.
« …car voyez-vous, les rances qui rôdent sont d’innombrables flux de rhizomes émis par l’encéphale de la nature. Elle insémine de partout sa télépathie en rosaces diverses. Ces flux se court-circuitent avec ce qu’il y a d’infinitésimal en nous, pendant que nos arrogantes perceptions des choses prennent l’habitude de s’abréger d’un dédain inconscient. Creusez donc, amas d’hommes en proie à l’insensibilité nihiliste, car les licous tabous des mous fous en nous font forger le fer de nos airs austères… »
Un vieux miro mis d’un costard à rayure hoche la tête d’un air désapprobateur et reprend son pas appuyé. Quelques-uns épient les couleurs des visages. Ils cherchent celui ou celle qui répondrait à l’anodin discours pour déclencher le spectacle de la colère sûrement présente dans les soubassements de l’endroit, et cette colère, nous en savons quelque chose, l’oreille tendue vers les intonations et phonèmes pour déjouer les exigeantes syllabes qui trompent les vocalises qui se mentent. Un homme chevelu portant son nez avec un calme affiché ne tarde pas à intervenir. « Ce que vous dites est très précisément de la philosophie monsieur. Mais si vous supposez un cerveau à la nature vous lui supposez un centre de décision concerté. Une intelligence qui nous échappe finalement, et dont vous faites l’achoppement, vous targuant de percevoir un ensemble de signes transcendants à l’entendement humain. Je crois que vous vous faites prophète. »
En guise de réponse, l’orateur improvisé sort un nez de clown d’une poche et l’enfile solennellement.
« Ainsi vous me voyez une débilité immanente, clown illuminé. Et cet air nasillard qui siffle maintenant dans vos augustes oreilles pourrait bien être la condition même de ce que vous appelez transcendance. Par l’atmosphère des choses qui se déforment avec plus ou moins d’intensité, nous apprenons le truchement de leurs différenciations. C'est-à-dire que nous inventons un régime de signes comme hiéroglyphiques pour accompagner le processus de décomposition- recomposition du réel qui s’opère en nous. C’est cette activité plus où moins raisonnée qui nous apprend à toucher l’irréalité, la fiction par exemple, mais aussi un langage bien différent dont j’assure détenir un savoir. Après tout, je rapièce les liesses des flocons abscons de l’intuition… »
On entend les sirènes d’une ambulance au loin, elles mettent en perspective le silence qui s’enfle dans cet air privé de la plus menue brise. Des cyclistes de passage plient leurs cous vers le rassemblement en fonction de leur vitesse. L’une d’eux semble manifester la plainte d’un perpétuel étonnement ennuyé. L’homme au nez altier dont la bosse à des airs de crête rocheuse reprend : « par cette allégorie assez sympathique sur l’humilité je dois dire, vous postulez l’existence d’un plan réel de consistance dans lequel intervient une communication entre la raison humaine et une représentation de ses prédicats sur la transcendance, vos rêves de magie divine en fin de compte. On ne peut penser au de là des limites posées par la contingence matérielle de soi-même, c'est-à-dire qu’un prisme entre le moi et monde rend impossible une communication qui serait plus qu’humaine avec lui, combien même il disposerait d’une humanité semblable, d’une forme de raison attribuable à ce qu’on l’on nomme parfois Gaia. Il marque une pause, la propagation d’une ironie gonfle ses pommettes. Mais vous faites bien de vous défier de moi tant il est vrai que j’adore passer ma vie à dire c’est-à-dire. »
Certains s’en vont, pris par l’idée que la conversation revêt à présent un caractère intime, et bien peu spectaculaire, bien qu’audible à distance pour les passants interpellés. Le style désuet des interlocuteurs égare leur sens du réel. Et la philosophie articule un sourire dans leur bouche qui dit, presque à contresens, les certitudes de leur monde humble et bien réel celui là. Les concepts abstraits retiennent tout de même une poignée de personnes au front baroque. Elles sentent, au contraire, un réel affleurer dans ces replis extractibles. D’ailleurs une structure invisible, sorte de territorialité, d’esquisse d’une forme comme suspendue à l’air, frappe tous les passants au fur et à mesure de son épaississement autour du petit rassemblement. Un jeune hippie portant son visage dans la tradition anachronique des années psychédélique, un étudiant chapeauté comme un marin romantique, une mère de famille professeur en faculté de sociologie appuyant sur les rides de ses cernes avec une vacuité sérieuse et un clochard éberlué tenant un pack de Kronenbourg d’un bras pendant constituent ce public restant. Ils annoncent la tétrade tératologique d’une histoire à naître depuis l’antichambre de ce récit.
La silhouette élancée de l’homme qui vient de retirer son nez de clown décline à présent un port grec.
« De tout temps les monstres hommes ou animaux dans l’iconographie artistique mettent en scène des idées pures, des concepts simples, des génies supérieurs et autres monstrations des corps qui incarnent l’imaginaire et la raison. Et je crois que si l’inhumanité de ces monstres nous est inspiré par les principes de la nature, c’est parce qu’elle-même recèle quelque chose d’intelligible. Cela lui suppose un langage bien différent que nous lui refusons, prostrés dans l’analyse trop humaine du monde, effrayés par la traduction de perceptions évasives comme vous l’êtes. On dit souvent que nous apprenons des choses et ce n’est pas rien de le dire, cela concerne la parole de toutes les choses. Car des doppelgangers habitent les folles fragrances de nos imaginaires d’éther.
- Et c’est ce que vous êtes en train de construire, des doppelgangers, transposant vos perceptions artistiques, crevant la poche de lucidité liquide qui coule dans les mots que vous appelez « langage bien différent » lors de vos analyses et pour l’étaler sur le plan d’un langage inventé par vous, disposant certes de véracités. Cela procède sans doute d’une quintessence humaine articulée depuis votre mémoire, simple réalité matérielle qui fabrique ses ombres chinoises, et vous y substituez une voie aux propriétés divines. Je trouve cette attitude dommage, compte tenu de votre inventivité »
Le ciel bas, opaque et grisâtre semble appuyer sur les parties inférieures des visages. La multitude humaine de la ville trace des sillons dans les couloirs étroits qui inféodent l’air des rues citadines. A l’abri de la pluie métaphysique qui menace de moiteur l’oraison des espoirs quotidiens, le débat public révèle une santé verbale en rupture avec les flux présents. La main droite du prédicateur lui aussi philosophe conserve toujours la même pause, tombante et sans vigueur. Fixe sur la terre sèche, il prononce de tous ses poumons, le ventre mou :
« A la garrigue des alouettes, dans l’échos des pulsions claires, existe la substance équivoque et multiple d’une spiritualité. L’alchimie des choses, science humaine, ne s’invente pas. Elle se livre à nos idées qui balbutient des structures abstraites. Elle recèle le contenu de ses principes comme l’avaient compris certains philosophes grecs et le décodage humanisant des vérités commence à peine… mais postulats et axiomes écrasent la sensibilité nécessaire au saisissement de ces monceaux de vérité. Philosophons, certes, mais il faut se perdre dans le plus affreux doute et la plus lente reconstruction pour rapiécer nos personnalités brinquebalantes et tisser les liens de véracités qui nous appartiennent vraiment, qui ne trompent pas nos jalousies possessives. L’esprit est malade parce qu’il emprunte sa santé aux bénéfices de la technique, parce qu’il prend ses principes plus qu’il ne les fabrique. Voir avec ses propres yeux à soi est la seule voie, est la seule joie, est le seul partage possible. Moi, je vois des fantômes et des spectres, des trous noirs et des folies, mes merveilles et ma fausseté. Puisque les pactes sont piégés, le confort de mes os qui suintent et refusent est celui de ces visions. Je travaille en somme, d’un travail que nous contournons pour des forces artificielles et parce que nos carcasses résistent et se contentent. Dans l’antichambre des spectres, monsieur le philosophe, je vais retrouver le rire salvifique d’un roi. »
Il s’avance devant l’homme qui lui a offert ses avertissements, et glisse un bout de papier dans sa poche, « quelque chose cloche dans l’air occidental, les mots ne tintent plus ». Tous sont frappés par le boitement ému par un pied droit inerte et tordu. Chacun dans le public restant cherche ses mots. A leurs manières de figurines, on remarque la sollicitude gênée par un silence qui s’intime. Il quitte le parc, et tous s’éparpillent avec un sentiment d’inachevé. Une adolescente coudoie son compagnon.
« Regarde ce type, comme il marche, on dirait Kaiser Sauze »
Pierre Gauthier ne ressent plus l’envie d’ajouter une inclinaison de cou à sa démarche pour impressionner les passants et amuser sa misère. Il grimpe tranquillement l’escalier étroit de son immeuble qui ébruite son infirmité par des grincements, les propagations sonores des vieux bâtiments semblent murmurer des indices aux voisins voyeurs. Il songe encore à sa colère : il ne sait plus dire doucement ce qui l’agace, il ne peut plus le dire simplement. Il a acquis la dextérité musculaire de transformer les distorsions de son corps en charmes inusités, mais sa maladie semble toujours produire des crispations verbales. Il a pu aujourd’hui les exalter par son monologue incongru et osé. Cela le laisse un peu vide maintenant. Arrivé dans son appartement, un bruit de tôle accompagné d’un râle étouffé mais vif, situé dans sa rue, fait crisser le calme normal. A la fenêtre, il aperçoit une moto accidentée gisant près d’un poteau de passage piéton et un homme inanimé sur le sol vingt mètres plus loin. Des passants accourent vers lui, et l’encerclent benoîtement, sortant les téléphones portables, s’accroupissent puis se relèvent en s’adressant des gestes d’impuissance les uns aux autres. L’une d’eux les écarte en se désignant, empêche un homme d’âge mûr de lui ôter le casque, et s’anime pour interdire le déplacement du corps. Un important rassemblement s’est déjà formé lorsque les pompiers interviennent. Ils décident de tenter de le réanimer sur place. Ils condamnent la rue, pratiquent des ponctions sur ses poumons et branchent des électrochocs. Un garçon d’environ douze ans accompagne les gestes de réanimation du pompier d’un mouvement halluciné de la tête. D’autres s’interpellent et discutent en tenant le poing sous le menton, et une main ballante, toujours. On transporte enfin le cadavre dans la fourgonnette avec des visages compassés, lorsque des policiers accourent un talkie-walkie à la main, puis se regardent avec connivence, avouant l’embarras d’une inanité prise sur le fait.
Toujours debout devant sa fenêtre du second étage, Pierre Gauthier éprouve une fascination insurmontable, et manque de s’évanouir : sa main droite remue sensiblement, ainsi que son pied. Les médecins étaient partagés, sa paralysie est sans doute irréversible, mais d’étonnantes rémissions se produisent parfois. D’abord absorbé par la découverte de la puissance des mouvements qui sortent de l’inerte, il s’étonne tout à fait : en entrant dans le parc, décidé à tromper le contexte d’un monologue et d’assassiner la géométrie magique d’actions induites par un lieu il avait croisé ce motard lui demandant du feu, puis entamant une conversation :
« Ne croyez-vous pas qu’il faut en finir avec la vie lorsqu’elle nous parle depuis la mort ?
- Heu… je crois que nous sommes sur la même longueur d’onde vous et moi et que la vie ne parle que de la vie. »
Il lui fit une tape sur l’épaule et un sourire mystique pour détruire son embarras et s’engageait dans le parc, bien décidé à dire ses quatre vérités dans la langue qui lui plairait.
Guillaume Subra
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